
Il est devenu le symbole d’un malaise grandissant touchant les élus locaux. En mai 2023, Yannick Morez, maire de Saint-Brévin-les-Pins, a démissionné de son poste après des mois de menaces et un incendie criminel à son domicile.
Son départ prématuré, sur fond d’agressions, illustre une réalité statistique inquiétante : de plus en plus de maires jettent l’éponge avant la fin de leur mandat. Aubervilliers, Jouy-en-Josas plus récemment: ce phénomène, longtemps resté discret, prend aujourd’hui l’ampleur d’une véritable crise de vocation. Un mandat vécut sous haute tension, et bien plus qu’un tumulte.
Une vague de démissions sans précédent
Nous en parlions dans notre précédent article relatif à la réforme prévue du “Statut de l’élu” (https://institut-decideurs-publics.fr/reforme-du-statut-de-lelu-enfin-une-veritable-reconnaissance/), Ies chiffres confirment que cette vague de démissions est bien réelle. Près de 1 300 maires ont quitté leurs fonctions entre 2020 et 2023 suivi d’une accélération significative entre 2023 et 2024 de 1 100 maires démissionnaires… 2 400 maires ont donc remisé leurs écharpes!
7% de maires démissionnaires: un niveau comparable à deux fois le total des départs sur l’ensemble du mandat précédent (2014-2020). Autrement dit, le rythme des démissions s’est nettement accéléré. À titre de comparaison, sur le mandat 2008-2014, on ne recensait “que” 717 démissions volontaires.
La tendance s’est donc alourdie au fil des années, malgré une apparente stabilité due à des facteurs exceptionnels (comme la loi relative au non-cumul des mandats de 2017 qui avait artificiellement gonflé les chiffres en 2014-2020).
En extrapolant à l’ensemble du territoire, l’AMF estime qu’environ 30 000 élus locaux au total ont démissionné en cours de mandat
Ce déferlement de démissions traduit un découragement général touchant l’échelon municipal. « La cote d’alerte est atteinte », avertissait déjà David Lisnard, président de l’AMF, dès le printemps 2023.
C’est également dans les villages, où le maire cumule très souvent toutes les casquettes, tantôt Directeur de cabinet, DGS, DGST, agent même parfois, que la lassitude se fait également ressentir. Ces démissions en série posent un défi concret de gouvernance locale : dans les plus petites communes, chaque élu partant est difficile à remplacer, faute de « réserve » de citoyens volontaires pour prendre le relais.
Agressions et incivilités : mandat périlleux pour vocation en péril
Pourquoi tant de démissions ?
L’une des raisons les plus visibles, et les plus dramatiques, tient à la montée des violences et incivilités visant les élus. Le sentiment d’insécurité s’est insinué dans la vie de la Cité. Un maire sur deux affirme être régulièrement confronté à des incivilités de la part de ses administrés.
Ces incivilités vont de l’impolitesse aux insultes en passant par l’agressivité au quotidien. En 2022, le phénomène s’est encore accentué : 63 % des maires déclaraient avoir subi des comportements irrespectueux ou agressifs, contre 53 % deux ans plus tôt
L’entourage familial n’est pas épargné, puisque 12 % des édiles rapportent des atteintes visant leurs proches.
En 2022, 2 265 plaintes ou signalements pour des violences contre des élus ont été enregistrés par le ministère de l’Intérieur. Un bond significatif de +32 % en l’espace d’une année.
Insultes en public, coups et blessures, dégradations de biens personnels… la liste des incidents s’allonge dangereusement.
Plusieurs drames ont défrayé la chronique : outre l’affaire de Saint-Brévin, on se souvient du maire de Signes, dans le Var, décédé en 2019 après avoir été renversé en intervenant sur un dépôt sauvage.
Le maire, figure d’autorité de la République, devient la cible d’une frange de plus en plus virulente de la population et souvent des oppositions au sein même des conseils municipaux. La fonction de Maire, jadis respectée, attire désormais la vindicte d’une partie du public
Ce climat délétère, fait d’attaques ad hominem souvent, pousse inévitablement certains élus à se protéger eux et leurs familles en quittant leurs responsabilités. « Trop, c’est trop : ma famille passera toujours avant la mairie », lâchait ainsi un maire rural sur le départ, résumant un état d’esprit hélas de plus en plus répandu.
Un mandat de plus en plus “ingrat”
Au-delà de ce climat de violence palpable, les causes de cette hémorragie sont multiples et souvent structurelles. Le mandat de maire est devenu un sacerdoce qui empiète sur la vie personnelle et professionnelle des élus: 72 % des maires qui avaient fait le choix de ne pas se représenter en 2020 évoquaient le poids du mandat sur leur vie privée comme raison principale
Etre maire, être élu local a fortiori en zone rurale, n’est bien souvent pas une fonction à plein temps : c’est un fonction qui s’additionne à un emploi ou à une retraite, qui mobilise soirées, week-ends et vacances.
Beaucoup finissent épuisés, au bord du burn-out, sacrifiant leur famille, leur santé et parfois leur emploi sur l’autel du bien public.
Parallèlement, les maires font face à un empilement de contraintes qui les empêchent de « remplir leur fonction » dans des conditions sereines. C’est le mandat local de tous les dangers, combiné à la réduction des ressources, aux enchaînements des différentes crises (sociale, sanitaire, énergétique, économique, etc.). Certains se disent : “je n’ai pas été élu pour faire de la gestion contrainte” et que « Beaucoup partent à cause de ça », rapporte l’AMF, faisant écho aux témoignages de terrain.
En effet, les marges de manœuvre financières se sont réduites : baisse de la DGF, budgets locaux serrés contraint par les hausses de coûts successives (énergie, matières premières, dégel du point d’indice, etc.). Les maires se retrouvent à jongler avec des obligations toujours plus nombreuses, sans avoir les ressources financieres et humaines correspondantes.
S’y ajoute une sur-bureaucratie. Normes, procédures administratives complexes, injonctions parfois contradictoires des différents échelons de gouvernance…
Enfin, il ne faut pas négliger les conflits internes qui peuvent survenir au sein des conseils municipaux. Les différends politiques ou personnels avec des adjoints ou des conseillers peuvent rendre la gouvernance locale quasi-invivable dans nombre de communes.
Jadis honorifique et gratifiante, la mission exécutive locale peut aujourd’hui apparaître comme ingrate, éprouvante et insuffisamment reconnue. Si bien que dans de nombreuses petites communes, il devient difficile de trouver preneur pour porter l’écharpe tricolore.
Il y a urgence à enrayer la crise
Face à ce constat alarmant, la prise de conscience se doit d’être générale : il faut agir pour redonner de l’attractivité et du sens au mandat de maire. « Ce constat appelle des réponses fortes pour éviter que la crise des vocations s’aggrave », martèlent élus et parlementaires. Plusieurs pistes se dégagent, mêlant mesures d’urgence et réformes de fond.
1. Mieux protéger les maires et sanctionner plus fortement les auteurs: La première des priorités consiste à assurer la sécurité physique, psychique et juridique des élus.
En mai 2023, sous la présidence de Dominique Faure, ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, le Centre d’Analyse et de Lutte contre les Atteintes aux Elus est lancé pour mieux cartographier et suivre ces incidents sur tout le territoire
Par ailleurs, la loi « Engagement et proximité » de 2019 a rendu obligatoire la protection fonctionnelle des élus : chaque commune doit souscrire une assurance pour couvrir les frais de défense de son maire ou de ses adjoints en cas d’attaque ou de menace liée à leurs fonctions.
Ces avancées sont notables et cependant insuffisante au regard des enjeux et des risques.
2. Améliorer les conditions matérielles du mandat. Pour que la fonction redevienne attractive, il est crucial de mieux reconnaître l’engagement des maires, y compris financièrement. Un chantier est en cours pour créer un “Statut de l’élu local”
Parmi les pistes évoquées figurent la revalorisation du régime indemnitaire, le renforcement de la protection sociale des élus et une conciliation plus favorable entre mandat et vie professionnelle/personnelle.
Il s’agit d’aller plus loin pour faciliter la vie des élus : encourager les employeurs à libérer du temps pour les maires, aider à la reconversion professionnelle après le mandat, ou encore soutenir financièrement les petites communes pour qu’elles puissent recruter du personnel administratif et décharger le maire des tâches les plus techniques. L’AMF travaille sur ces propositions et a co-présidé un groupe de travail dédié à l’exercice du mandat, qui doit formuler des mesures concrètes
L’idée générale est claire : rendre le mandat plus attractif et accessible, notamment pour les actifs et les plus jeunes, afin de renouveler les générations d’élus
3. Redonner du pouvoir d’agir aux communes. Au-delà de la sérénité “personnelle” des élus, il y a également nécessité à réhabiliter le rôle véritablement politique du maire. Le Sénat, dans sa récente mission d’information sur l’avenir de la commune, propose par exemple de consacrer constitutionnellement la clause générale de compétence des communes.
Plus prosaïquement, garantir que les communes conservent une capacité d’action sur tous les sujets de proximité, afin que les maires ne se sentent plus dépossédés de leurs prérogatives par d’autres échelons de gouvernance.
Le rapport sénatorial suggère aussi de rééquilibrer les relations entre communes et intercommunalités : sans abolir ces dernières, il s’agirait de « changer de paradigme » pour mieux territorialiser l’action publique et éviter que l’intercommunalité ne se transforme en “technostructure lointaine”.
4. Préparer la relève et valoriser l’engagement. Enfin, sur un plan plus sociétal, il est crucial de redorer l’image de la fonction et d’inciter de nouvelles vocations. Cela passe par le discours public et par l’éducation à l’engagement civique.
Nombreuses sont les communes qui innovent en ce sens en créant des conseils des jeunes ou des adjoints au maire juniors, pour initier les nouvelles générations à la gestion locale
Si la mesure fait débat, elle témoigne de la recherche de solutions pour éviter le scénario noir d’élections municipales sans candidat ou sans opposition. Une telle situation serait un échec cuisant pour la démocratie locale.
Et pour l’avenir…?
La question reste posée : assiste-t-on à la fin d’une vocation, celle de maire, jadis honorée et aujourd’hui pour le moins contrariée ? Ou cette crise débouchera-t-elle sur un renouveau profond de la fonction ?
Les prochains mois seront décisifs. À l’approche des élections municipales de 2026, les pouvoirs publics s’activent pour éviter une désertion des urnes et des candidatures. Un « statut de l’élu » amélioré, une meilleure protection et de nouveaux équilibres institutionnels pourraient recréer les conditions d’un engagement plus serein.
Les citoyens, eux, ne sont pas indifférents : 72 % des Français se déclarent attachés à leur commune et à leur maire.
Preuve que, malgré les difficultés, le maire demeure une figure clé de “la République du quotidien”. Plutôt que la fin des maires, on peut donc espérer son sursaut : celui d’une prise de conscience collective pour mieux soutenir celles et ceux qui portent l’écharpe tricolore, et donner envie à une nouvelle génération de prendre la relève. Le renouveau du mandat de maire est à ce prix : reconnaître enfin la valeur de ces « petits et grands » serviteurs de la démocratie locale, pour qu’ils poursuivent d’écrire l’histoire de nos communes.